Les trois échelles du présent

 

Ou l'importance de « vivre à propos »...

(Montaigne, Les Essais, ex. de Bordeaux, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1962, p. 1047-1048)

 

« Le présent est gros de l'avenir », écrit Leibniz dans Les Principes de la nature et de la grâce (§ 13). On pourrait ajouter qu'il est aussi plein du passé et qu'il se vide pour accueillir son instantanéité.

 

Chose difficile que la réflexion sur le présent. La littérature philosophique et scientifique est abondante. La phénoménologie propose de considérer le temps comme un acte de conscience qui se déploie selon les trois modalités du passé, du présent et de l'avenir. En somme, trois formes de présence à la conscience qui ne sont pas sans rappeler Les Confessions de saint Augustin :

 

« Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. »

(tempora sunt tria, praesens de praeteritis, praesens de praesentibus, praesens de futuris. sunt enim haec in anima tria quaedam et alibi ea non video - livre XI, chap. 20).

 

Quel est le lien avec la protection et le champ martial ?, me demanderont les plus indulgents. Il est fondamental !, leur répondrai-je…

 

Tout est parti d'une interview d'Alain Finkielkraut publiée en 2002 (ici) dans laquelle il rappelle cette chose capitale :

 

« Péguy disait que l'instituteur ne devait pas être le représentant du gouvernement, mais celui de la culture. Idée profonde de la laïcité, l'humanité, c'est autre chose que la société. L'école nous donne cette liberté de pouvoir échapper à la prison du présent, en faisant un pas de côté. »

 

Pour rappel, voici ce qu'écrit Péguy : « Il ne faut pas que l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité ; ce n’est pas un président du conseil, si considérable que soit un président du conseil, ce n’est pas une majorité qu’il faut que l’instituteur dans la commune représente : il est le représentant né de personnages moins transitoires, il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. »

(De Jean Coste, p. 113).

 

Charles Péguy nous permet, comme le fera Hannah Arendt après lui, de ne pas oublier comment penser l'école. Mais c'est un autre débat. Je n'ai cependant pas pu m'empêcher d'évoquer cette grande dame en arguant, certes ici de mauvaise foi, que le titre original de ce beau livre, La Crise de la culture, est Between Past and Future - vous voyez bien qu'il y a un lien !!

 


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Bref, plus sérieusement, voici donc comme j'organise, depuis, ma pratique et mes stratégies :

 

Je distingue arbitrairement trois modalités du présent :

 

L'époque présente

Elle est ce morceau du temps historique auquel nous appartenons durant toute notre existence. L'époque présente nous emprisonne. Seul un choix existentiel permet de nous en échapper, de faire ce pas de côté. Ce choix fonde la pratique en même temps qu'il en découle et s'approfondit à mesure. Ce choix est avant tout une action de culture, en tant que fructification des dons naturels permettant à l'homme de s'élever au-dessus de sa condition initiale, quand bien même celle-ci nous ramène, à certain égards, à plus de naturalité. Ce choix est d'autant plus solide qu'il se nourrit de texte majeurs, selon la sensibilité de chacun, et qu'il sous-tend notre présence au monde. Ce choix fonde, autrement dit, notre éthique, notre manière de vivre et de mourir à propos... C'est donc le rapport à l'époque présente qui détermine en amont les deux aspects suivants.

 

La période présente

Celle-ci est plus courte. Elle se comprend davantage comme une séquence. De nombreuses séquences s'enchaînent les unes après les autres à chaque jour qui passe. Un trajet en voiture, ou même une phase de ce trajet ; se trouver dans une salle de cinéma ou à une terrasse de café, etc. Sous l'angle de la protection personnelle, la période présente se gère notamment en termes d'intelligence de situation et de vigilance raisonnée. Ce sont, par exemple, l'observation et l'analyse situationnelle, les mesures d'anticipation et de mémorisation, la conduite des interactions, le choix des protocoles tactiques les plus pertinents, etc. Au regard de ce qui a été dit supra, les processus décisionnels se déroulent logiquement à l'aune de notre visée éthique.

 

L'instant présent

Hic et nunc ! Seul l'instant présent peut nous entrouvrir l'infini. Ce n'est pas pour le seul plaisir des mots. La vigilance incarnée conduit à la perception immédiate de soi et du monde, du soi dans le monde, de soi avec le monde, de soi comme du monde... « Je suis l'univers » (「我は即ち宇宙」), dit Ueshiba. D'autres parlent, depuis Romain Rolland, d'un « sentiment océanique ».  C'est une sensation toute particulière où se mélangent à la fois le vide et la densité. On est dans l'instant. La perception et l'intention œuvrent de concert et finissent par se confondre. Le corps est en pilotage automatique ; on lui fait confiance. Il meut la dynamique et applique spontanément les protocoles. Le volet émotionnel n'a plus lieu d'être, on est plein de soi-même tandis que l'on se pose dans l'oubli. Le tigre fond sur sa proie sans état d'âme. C'est un moment de grâce où jaillit l'éclair qui relie le ciel à la terre, la mort à la vie. La vraie difficulté n'est pas dans la mise en place de tout cela. Elle réside plutôt dans la décision de s'y abandonner... En tous cas, pour moi.

Même si tout finalement ne fait qu'un, il me semble utile, sur un plan didactique, de poser des concepts et de les méditer, d'affiner les différentes étapes ou échelles de l'adversité, pour polir méticuleusement son aguerrissement.

© Wudemen - 14/06/2018