Le Jardin des rochers : composer un coeur libre...
Un bel exemple de combattant lettré, à moins que ce ne soit l’inverse, à l’image de Pierre Brossolette ou de René Char, est celui du Crétois Níkos Kazantzákis (1883-1957). Surtout connu pour ses œuvres romanesques, Alexis Zorba et La Dernière tentation, toutes deux adaptées au cinéma, Kazantzákis était également docteur en droit et, en philosophie, élève de Bergson. Engagé volontaire en 1912, il part au front durant les guerres balkaniques. De 1929 à 1936, il voyage en Tchéquie, en France, à Égine, en Espagne, en Chine et au Japon. C’est à l’occasion de son séjour en Extrême-Orient qu’il écrit ce passionnant récit de voyage : Le Jardin des rochers. Le texte est certes à replacer dans son époque, mais il révèle une lecture riche en nuances du monde asiatique, ce monde « jaune » qu’il dépeint avec finesse. Sa compréhension de la spiritualité chinoise et japonaise s’avère étonnamment profonde ; elle se reflète dans la concision fulgurante des échanges ici partagés. Ayant caressé le monde de ses cinq sens, comme il l’écrit lui-même (chap. XV), Kazantzákis nous invite à opérer un pas de côté pour mieux le saisir, à nourrir une introspection saine, faite de méditations (au sens premier) et de contemplation. Ainsi se termine le livre : « Regarder en face, sans aucun mirage de beauté, de bonté ou de peur, notre réalité épouvantable et sublime. Composer un cœur libre, à l’image de ce jardin de rochers ! » Voici trois extraits. Y reconnaîtrez-vous quelque allusion à Zhuangzi ?
Le Jardin des rochers, écrit en français à Égine en 1936,
publié dans sa version originale en 1959, Paris, Plon,
Chapitres VII, XIV et V.
Je regarde autour de moi ; un tout petit jardin humide et tiède ; une lanterne de pierre fortement embrassée par le lierre ; un vieux pont de bois minuscule et l'eau verte qui coule en murmurant tout bas. Trois cerisiers en fleur, domptés par une main patiente et habile, se penchaient en saules pleureurs sur une mare pleine d'ombre.
Et tout au fond du jardin soukiya, le petit temple de tcha-no-you, de la cérémonie du thé.
Le goût affreusement amer de ce thé hiératique persiste encore sur mes lèvres. Je revois la petite chambre nue. Des nattes jaunes. Des hommes et des femmes jaunes accroupis sur les nattes. Au-dessus de moi, accroché au mur, un kakémono de soie : le portrait du grand maître de tcha-noyou, Rikyou, dans sa lourde robe de samouraï.
— Maître, révèle-moi le secret de ton art ! l'implora un jour un vieux seigneur.
— En hiver, arrange la chambre de façon qu'elle paraisse chaude ; en été donne-lui un air de fraîcheur. Fais bouillir l'eau convenablement et donne au thé une saveur agréable.
— Mais ces choses, maître, chacun les connaît !
— Lorsque l'homme sera né qui non seulement connaisse ces choses mais qui puisse aussi les pratiquer, je m'assiérai à ses pieds et me déclarerai son disciple !
Je me suis assis, les jambes croisées, aux pieds de Rikyou. Oui, maître, tu as dévoilé ton secret ; mais il était si simple que personne n'a pu le saisir.
Le secret des grands maîtres est comme celui du bonheur : nous nous attendons à des extases, à des coups de foudre, à des luttes surhumaines, et voilà que ce bonheur est une chose très simple, très humaine, presque banale ; Dieu n'est ni tremblement de terre ni incendie, ni miracle ; il n'est qu'une brise légère qui passe.
Une porte s'ouvre sans bruit, une geisha apparaît, engaînée dans son lourd kimono noir ; elle avance très lentement, droite et impassible, comme la prêtresse d'un rite sévère. Elle s'incline. Derrière elle, douce et soumise, les genoux légèrement écartés, trottine sa petite compagne ; elle a un long sourire figé telle une koré archaïque.
On entend le susurrement de l'eau qui bout. Autrefois on mettait dans la théière des petits morceaux de terre qui rendaient une mélodie étrange ; les invités recueillis écoutaient, au dire d'un vieux poète, « une cascade loin dans les montagnes, la mer plus loin encore qui se brisait sur les rochers, la pluie frémissante sur les bambous, les pins qui murmuraient au vent... »
Je prête l'oreille ; derrière le mince écran des murs de bambou, j'entends la respiration formidable de Tokyo : un brouhaha confus, aigu, plein de cris et de rires, de sirènes de fabriques, d'automobiles qui cornent et du tic-tac de menus sabots laqués.
— Maître, dis-je à Rikyou, excuse-moi, je m'en vais.
Le petit jardin, calme et discret, blotti dans un coin ensoleillé de la ville, respire et exhale une buée bleue, comme un corps nu. Je respire, moi aussi, au soleil avec lui, et je me sens heureux jusqu'à la moelle des os.
Un vieux moine, un bikkhou à la robe orange, ratatiné, aux mains délicates, caresse lentement, avec une insistance amoureuse et cruelle, les branches rebelles d'un jeune pin. Il le caresse et ne le quitte pas des yeux, comme si le pin était un animal beau et menaçant.
Il l'apprivoise. Déjà le pin traîne par terre une longue queue touffue, toute verte, comme un paon.
Dans l'humble cercle de sa mission — dompter un arbre — ce vieux jardinier suit les mêmes lois inexorables et débordantes d'amour qu'ont toujours suivies les grands ascètes et il parvient à la même victoire ardue : il dompte les forces rebelles de la nature et leur donne la forme décrétée par son esprit.
Je souris à ce vieux jardinier qui n'a pas perdu le grand secret de la lutte ; j'incline la tête avec respect.
Il me rend le sourire ; sa main, un instant, reste en l'air. D'un petit geste déférent il me présente le jardin, comme si ce jardin était un grand seigneur :
— Il a été composé par un de nos vieux poètes, il y a trois siècles. Pouvez-vous comprendre, ô vous qui êtes venu de l'océan, ce qu'il exprime ?
— Je ne comprends, répondis-je avec humilité, que ce qu'un barbare occidental peut comprendre ; peu de choses.
Le moine rit dans sa barbiche de bouc ; il est content. Il croise ses mains délicates sur sa pauvre poitrine chenue. Sa voix retentit, douce et monotone comme une mélopée :
— Nos anciens artistes composaient des jardins comme on compose un poème. Travail difficile, complexe, très délicat. Chaque jardin doit avoir son propre sens à lui et suggérer une grande idée abstraite : la béatitude, l'innocence, la solitude ; ou bien la volupté, la fierté et la grandeur. Et ce sens doit correspondre non pas à l'âme du propriétaire, mais à l'âme vaste de ses aïeux ou mieux encore de toute sa race. Car, dites-moi, l'individu en lui peut-il jamais posséder quelque valeur ?
— Non, non ! m'écriai-je, conquis tout à coup par cette voix si décidée et si douce.
— L'individu, murmura-t-il, est une ombre qui passe ; le jardin, ainsi que toute forme d'art, reste. Il respire l'éternité.
« Quelle éternité ? » Je n'ai pas laissé entendre mon cri ; je ne voulais pas interrompre le vieux jardinier qui parlait au nom d'une race de fourmis éternelles.
— Ce petit jardin a son sens à lui ; il suggère une grande idée : la solitude, L'éloignement des humains et de leurs soucis ; la tranquillité, l'écoulement muet et résigné des choses.
Nous nous trouvons au cœur d'une immense ville, pleine de vacarme et de péchés ; nous ouvrons cette porte, nous faisons un pas et nous voilà loin, très loin, au cœur vert et moussu de la solitude.
Une petite porte, un pas, et nous voilà sauvés.
Le vieux moine à la robe orange me décocha un coup d'œil amusé et ironique ; il promena son regard caressant sur ce jardin qui n'était que son âme visible.
Tout à coup il sursauta ; il se dirigea d'un pas précipité auprès du vieux pont ; une petite pierre couverte de mousse avait été dérangée ; il la remit à sa place.
— Avez-vous remarqué, me demanda-t-il essoufflé, comme cette pierre détonnait là dans l'ensemble ? Quelque visiteur grossier doit l'avoir dérangée. On ne sentait plus la solitude ; le jardin avait perdu son sens ; on voyait bien que quelqu'un avait passé. Le charme était rompu. L'avez-vous senti ?
Je ne répondis pas. Mon cœur était attristé et humilié : je n'avais rien senti. Mon épiderme d'occidental était trop épais.
Je détournai la conversation. Je montrai le jeune pin qui traînait par terre sa longue queue d'émeraude :
— Comment avez-vous atteint à ce miracle?
— Par la patience et par l'amour, très simplement. Dès leur naissance je caresse, je refoule, je sollicite, j'insiste très doucement et sans pitié. Tous les matins, tous les soirs... Je pousse les jeunes branches là où je veux... Très simplement.
Je me tus, confus. Cette fourmi humaine marche sans effort, sans s'en apercevoir, sur les sommets auxquels nous autres aspirons avec une ardeur essoufflée.
Ce n'est pas lui qui marche et qui parle et qui dompte les arbres ou les idées ; par-dessus ses épaules maigres et ses doigts effilés, je vois la race patiente et innombrable des jaunes. En ces pays profonds où les morts dominent les vivants, il n'y a pas d'individu ; il n'y a que la masse ; et surtout la masse terrible, impénétrable des morts. Chaque minute jaune est lourde de siècles.
Je pense à cette méthode du jardinier. A nos jardins intérieurs... Amour, cruauté, patience ; faire de notre cœur un jardin ; donner à ce jardin le sens unique qui puisse exalter notre âme. L'exalter et l'acheminer d'un pas ferme à la mort...
Je pense à mon âme... Toute ma vie ne fut qu'une lutte désespérée avec les puissances des ténèbres et, surtout, avec les puissances de lumière que chacun de nous porte en soi. Je m'efforce, ahanant, de reconquérir à chaque instant ce que j’ai conquis dans toute ma vie : cette arène minuscule de liberté, cette étincelle vacillante de l'esprit, cette flamme insoumise, sanglante, éphémère de mon cœur.
Ah ! si je pouvais atteindre le sommet de l'effort, le calme, et continuer là-haut la lutte, sans grimaces, sans que la sueur inonde mon corps !
— A quoi pensez-vous?
Je lève la tête; un instant j'avais oublié le vieux bikkhou.
— Je pense aux jardins intérieurs... répondis-je.
O démon de l'océan, n'allez pas trop vite ! Commençons par les jardins extérieurs ; exerçons-nous patiemment de degré en degré. Après avoir réussi au jardinage extérieur nous nous attaquerons, au cœur. C'est plus compliqué, plus subtil. Et après...
Il hésita un instant ; il me regarda avec une tristesse mêlée de compassion. Enfin il se décida :
— Et après nous aurons à cultiver un autre jardin. Plus difficile encore, plus secret, infiniment supérieur, qui ne contient ni arbres, ni fraîcheur d'eau, ni idées abstraites...
— Rien que l'air ?
— Pas même.
— Et quel est le nom de ce jardin ?
— Bouddha !
(chap. VII)
Le matin, baigné encore de cette joie nocturne, je fis la connaissance d'un vieux Chinois, mon voisin de table.
Kung Liang ki paraissait très fin et ironique, d'une culture racée qui avait ennobli non seulement son esprit mais aussi toute sa chair presque transparente. De même la chair du ver à soie vers la fin suprême de son évolution...
Très serviable, très distant, la politesse lui servait comme une cuirasse impénétrable qui le couvrait des pieds jusqu'au bonnet de soie noire à sa tête. Et quand il faisait une remarque un peu mordante, il l'accompagnait toujours d'un sourire si affable que la morsure s'émoussait en une égratignure amicale.
Kung Liang ki connaissait le père de mon ami Li Teh :
— Nous sommes de vieux amis, me dit-il. Nous avons tous les deux servi l'empire ; moi avec résignation à l'étranger, lui avec ardeur et foi à Pei-ping. Moi, plus sceptique, plus léger, je flairais que nous vivions la fin de l'empire et je cherchais à jouir des beautés un peu fanées mais très douces qui accompagnent toutes choses aux moments succulents où elles disparaissent. Mais mon vieil ami Kung Teang hen, plus ardent, s'efforçait de changer le cours du grand fleuve et d'imposer au destin un visage conforme à ses ambitions de patriote. Il comprenait tout mais il ne pardonnait rien ; l'empire est tombé mais il n'a jamais voulu le reconnaître. Il s'est retiré dans sa maison, il s'est assis dans le fauteuil de ses ancêtres, il fume sa longue pipe et il réorganise, en suivant les grandes murailles de la fumée d'opium, l'empire céleste.
Kung Liang ki sourit malicieusement :
— Il est taciturne et farouche, ajouta-t-il, il est une grande âme ; il ne connaît ni l'amour de la vie ni la haine de la mort. Prenez garde, cher étranger ! Il n'aime pas les Blancs mais il est très poli.
Le soir même je surpris le vieux mandarin plongeant la main dans un bol d'eau et caressant lentement une petite bille de jade.
— C'est ainsi, m'expliqua-t-il en souriant, que notre épiderme peut conserver sa sensibilité. Et vous savez bien comme elle est utile dans la vie cette sensibilité du toucher : l'amour, les statues, les fruits, les bois précieux, la soie, exigent une peau très fine. Et les idées aussi...
Je hasardai une question indiscrète :
— Comment avez-vous atteint à ce sourire, jamais dérangé par la colère ou l'ennui ?
Le vieux Chinois me regarda un instant ; il hésitait comme s'il avait à me confier un grand secret. Enfin il se décida :
— Savez-vous ce que c'est que le Tao ?
— Oui.
— Pouvez-vous le définir ?
— Non, je ne peux pas. Il pénètre tout. Voilà ce que je sais.
— Alors vous le connaissez. Qui peut le définir ne le connaît pas. Il déborde toute définition.
— Eh bien ?
— Eh bien, je suis uni avec le Tao d'une façon définitive. J'ai dépassé les extases fugitives qui nous embrasent un instant et nous laissent, aussitôt après, des charbons noirs et fumants. Je ne brûle pas comme un incendie ; je brûle sans exaltation et sans défaillance. Tout doucement comme une petite lampe à huile.
— Vous n'avez pas peur ?
— Peur ? Pourquoi ? Je suis un homme libre.
J'admirai la race qui pouvait engendrer ces coolies puants qui se démènent sur le pont, en même temps que cet être raffiné et héroïque avec une telle simplicité.
Sur ce bateau qui déchirait déjà une mer couleur de boue et s'approchait de Shanghaï, je pouvais embrasser d'un regard les racines enfoncées dans les ordures et en même temps la fleur suprême de la Chine. Et je commençais à comprendre la mission divine du fumier.
La puanteur, par des élaborations mystérieuses, a atteint en passant par l'odeur agréable, la forme suprême de sa plus haute aspiration ; la disparition de toute odeur.
— Êtes-vous bouddhiste ? demandai-je de nouveau.
— Oh ! les hommes blancs ! fit Kung Liang ki en riant discrètement, ils sentent toujours le besoin de vous classer. Vous n'existez que tant que vous appartenez à quelqu'un ou à quelque chose. Leur tête est remplie de tiroirs et de fiches... Oui, je suis bouddhiste, un peu... Mais je vénère aussi Confucius et j'ai toujours tâché de suivre ses commandements si humains. Si vous voulez, inscrivez sur votre fiche :
« Kung Liang ki, religion : Dans ses années agissantes, confucianiste ; dans ses moments de contemplation, bouddhiste. Mais actif ou contemplatif, il a toujours regardé Bouddha ou Confucius comme deux masques qui couvrent le même visage : Tao. »
— Mais Tao, objectai-je, n'a pas de visage !
— Qui vous l'a dit ? Tao peut avoir tout ; même un visage.
— Quel visage?
— Le mien, peut-être... répondit tout bas le vieillard, d'une voix subitement grave et il n'ouvrit plus la bouche.
(chap. XIV)
Nous venons d'un abîme noir ; nous aboutissons à un abîme noir. L'espace entre ces deux abîmes, nous l'appelons la Vie.
Aussitôt, avec la naissance, commence la mort ; en même temps le départ et le retour. A chaque instant nous mourons.
Voilà pourquoi plusieurs ont prêché : Le but de la vie est la mort !
Mais, de même, avec la naissance commence aussitôt l'effort de créer, de transformer la matière en vie. A chaque instant nous naissons.
Voilà pourquoi plusieurs ont prêché : Le but de la vie mortelle est l'immortalité.
Au dedans des corps vivants luttent les deux courants :
1) La tendance vers la composition, vers la vie, vers l'immortalité ;
2) La tendance vers la décomposition, vers la matière, vers la mort.
Tous les deux courants ont leur source dans les entrailles de la force primordiale.
Tout d'abord la vie surprend ; elle paraît illégale, contre nature — une réaction contre la volonté des ténèbres. Mais, en approfondissant, nous comprenons : la Vie, elle aussi, est une volonté de l'Univers, sans commencement et sans fin.
Tous les deux courants sont sacrés.
Notre devoir est de saisir la vision qui englobe et harmonise ces deux élans formidables de la vie et de la mort.
Et, conformément à cette vision, de régler nos pensées et nos actes.
(…)
(chap. V)