Soupir sur les reflets du monde
Pierre Brossolette et Jean Moulin resteront, malgré leurs différends, des phares à jamais. Comme eux, il y a les connus, mais aussi les héros anonymes, dont mon grand-père et ses frères d’armes. Le courage de ceux au cœur vaillant, au sang bouillonnant jusque dans les tempes, était-il désespéré ou se mesurait-il à l’aune inverse du petit coin de ciel bleu qu’ils voyaient encore ? Tous voulaient que l’appartenance au genre humain demeurât une source de fierté. Ils y sont parvenus. Aussi devons-nous faire résonner en nos cœurs cette victoire arrachée de haute lutte. Cela va sans dire… bien sûr… Et pourtant... Il semble bien nécessaire de le rappeler aujourd’hui pour au moins deux raisons.
D’abord, parce que le monde, bien que généreux de sa lumière, semble de nouveau entrer dans une période sombre. Les nuages noirs de la barbarie et de l’obscurantisme, de l’opportunisme et de la corruption, recouvrent progressivement les déserts et les plaines jusqu’à la cité même.
Ensuite, parce que notre société, privée de repères existentiels, a vénéré un nouveau démiurge, le marché avec son culte à la consommation. Dès lors, insidieusement, le consommateur fidèle s’est substitué au citoyen et à l’Homme parmi les siens. Il a pour seul souci de satisfaire de faux besoins qu’il croit authentiques. Cette course sans fin lui donne l’illusion de gagner sa liberté à mesure qu’il tombe dans les fers et perd le goût du monde. Autant dire qu’il a tout oublié des leçons d’Épicure sur la classification des désirs(1).
À cela s’ajoutent d’autres paradoxes, à commencer par le développement des moyens de communication. Ceux-ci ont contribué à l’isolement de l’individu ainsi qu’à son uniformité, tout comme l’avaient prédit Horkheimer et Adorno dès 1947(2). Nombreux sont les amis virtuels sur les réseaux sociaux, tandis que se fissurent le partage authentique et le lien véritablement social. Sans confrontation ni générosité, c’est un faux courage que l’on forge.
Une autre contradiction, et pas la moindre, est celle de l’individu qui par trop affranchi n’en est pas libre pour autant. Certes, il s’affranchit de tout selon son bon vouloir, mais il oublie de se construire. Or, nous le savons, la liberté véritable est intérieure, elle se façonne. On conquiert sa liberté par la force léonine, dit Nietzsche(3). Ainsi nous faut-il sculpter notre propre statue. Mais l’individu trop affranchi refusant toute contrainte a perdu la patience et le sens des rites. Il en a même oublié le jeu des saisons et la succession des fêtes, le rythme de la vie en somme. Après tout, pourquoi attendre si l’on peut manger les mêmes fruits toute l’année ? Il semble loin le matin où le jeune garçon, à l’orée de son douzième anniversaire, recevait fièrement un premier couteau de son grand-père ému. « Fais-en bon usage, tu en es digne à présent ! Il te servira à cueillir les champignons, à pêcher, à tailler ton crayon ou à fabriquer un appeau. Je te fais confiance, tu ne te battras pas avec. »
Ces étapes dans la vie sont des rites de passage à la lumière d’une sacralité laïque. On prend tout à coup conscience de sa nouvelle place dans la société, de ses droits et de ses devoirs. Mais le rite sert également à garder en conscience la nature de la relation entre soi et le monde, puis à la cultiver. Il y va de son propre bien-être et de l’harmonie du corps social. Il est, en cela, une forme d’exercice spirituel. C’est pourquoi, selon le Laozi, après la disparition de la Voie, puis de la Vertu, de la qualité humaine et du sens de la justice, le rite constitue le dernier rempart contre le chaos(4). Or, ne voit-on pas chaque jour de braves gens enfreindre nonchalamment les règles de vie sans conscience de porter atteinte à autrui ? N’est-ce pas là mépriser le monde ? Seul un sens médiocre de la responsabilité peut méconnaître la résonance de l’acte car il oublie le regard des enfants.
Sitôt que l’on s’interroge sur les moyens de parvenir à la paix intérieure surgissent des questions incontournables : l’intérêt de l’existence, le respect de soi et des autres, le sens du devoir, l’harmonie avec le monde, la place du corps et quelques autres encore. Autant de méditations sur la dignité de l’Homme. Et cette dignité, il nous appartient de l’actualiser sereinement dans notre quotidien car nous ne cessons, ou plutôt ne devons jamais cesser, d’être humains. La cohérence est donc de mise, la vigilance aussi. Si l’on n’y prend pas garde, notre aptitude à la dignité s’étiole imperceptiblement jusqu’à rabougrir le cœur.
L’Homme s’est toujours interrogé ; il s’interroge encore, sur sa condition, sa petitesse ou sa grandeur, sa place dans l’univers, Dieu, la vie, la mort, l’amour. Ses grandes créations en témoignent : la philosophie, la science, la religion, la littérature et les arts. Il a besoin d’un chemin d’étoiles pour se repérer dans la ténèbre, dissiper ses doutes et parfois ses angoisses. Thalès est certes tombé dans un puits, mais il observait le ciel.
L’homo consommatus se trouve, lui, fort dépourvu. Croyant gagner sa liberté en assouvissant ses désirs sans cesse croissants, il se fabrique une prison à la manière de l’homme qui détestait son ombre et ses empreintes. Celui-là, raconte Zhuangzi, se mit à courir pour s’en débarrasser. Mais ce faisant, il continuait de marquer le sol de ses foulées et ne parvenait pas à distancer son ombre. Alors, il se mit à courir plus vite et plus vite encore jusqu’à mourir d’épuisement. « Quel idiot ! », conclut le maître ; « il lui suffisait de se reposer sous le couvert d’un arbre. »(5)
L’ordre individuel l’a donc emporté sur l’ordre public et pourtant l’individu ne s’est jamais tant égaré. En manque de repères forts, il n’a plus l’assise suffisante pour aborder les grandes questions de l’existence. Il se découvre mortel. Le vide est vertigineux. Le voici à la merci des flots et des vents, comme tous ceux qui ont mécanisé leur cœur, écrit Zhuangzi(6). Ceux-là ont perdu leur présence au monde. Ne sachant plus être seuls, ni parmi les autres, ils sont en quête de repères, mais leur horizon est devenu étriqué. Comme on le disait autrefois en Chine, ni l’hirondelle ni le moineau ne sauraient parler de l’ambition du cygne(7). L’individu se raccroche donc à ce qu’il peut ; il ne voit pas les cèdres, mais seulement les buissons où se cachent des ronces. Privé d’une individualité épanouie et sans amour pour son prochain, il ne lui reste que le secours des psychothérapeutes ou, hélas, le sous-bois de l’appartenance communautaire. Il a oublié qu’il était fils du ciel et de la terre, frère de tous. Il rejoint alors ceux qui lui ressemblent en surface. L’appartenance communautaire n’a jamais été aussi néfaste qu’aujourd’hui ; elle est surtout ethnique ou religieuse, mais pas seulement. Le sens du sacrifice perd là sa portée universelle car on s’éloigne des autres. Par sacrifice, entendons ici celui qui résonne dans l’éternité. Il se distingue en cela de l’honneur chevaleresque(8) qui, lui, aboie sans écho.
Rappelons comment mourut Pierre Brossolette, alias Pedro, le 22 mars 1944. Après avoir été torturé par la Gestapo durant trois jours au cinquième étage d’un appartement parisien, il savait que ses secrets trahiraient bientôt sa volonté. Celle-ci avait l’assise d’une montagne, mais ses bourreaux éventraient méticuleusement la terre. L’abîme ne tarderait pas à s’ouvrir. C’était une question d’heures tout au plus. Alors, profitant de l’inattention momentanée de ses gardiens, il rassembla ses dernières forces et choisit de mourir. Sa dernière pensée fut celle d’un homme libre ; il sauta par la fenêtre, les menottes aux poignets. C’est à croire que le sort voulut qu’il montrât toute sa grandeur car le balcon du quatrième étage interrompit sa chute. Il ne mourut pas. Ses os n’étaient pas tous brisés et sa volonté restait entière. Dans un ultime effort, il parvint à se jeter de nouveau dans le vide, pour de bon cette fois. Il décéda quelques heures plus tard sans avoir parlé.
Bien sûr, nous ne sommes pas tous de ce bois. Et puis, comment le savoir ? C’est dans l’adversité que l’on se découvre couard ou courageux. Mais enfin, en ma liberté de vivre et de partager, de plonger nu dans un lac de montagne, résonne le courage de Pedro et des siens. Cela ne conditionne certes pas tout, de même que cela ne doit pas être un fardeau. Simplement, un quiet ressouvenir le temps d’un souffle rendra l’eau du lac plus exquise encore. Pour résumer, ne gâchons pas la promesse de liberté, même relative, que nous avons reçue. Nous l’avons et là réside notre responsabilité. « C’est pour faire œuvre d’Homme que je m’éveille »(9), se disait Marc Aurèle (121-180) au petit jour.
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(1) On lira sa Lettre à Ménécée. Celle-ci figure notamment dans le livre X des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce (iiie s.).
(2) Adorno Théodor W. & Hokheimer Max, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 236-237.
(3) Nietzsche Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, « Des trois métamorphoses ».
(4) Laozi, 38 et son interprétation par Wu Yun (d. 778) dans son Xuangang lun (Le Filet du Mystère), CT 1052, fasc. 727, chap. 3.
(5) Zhuangzi, chap. 31.
(6) Zhuangzi, chap. 12.
(7) L’expression figure, entre autres, dans Les Mémoires historiques de Sima Qian (ca. 145-86), j. 48.
(8) Schopenhauer Arthur, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, chap. 4, « De ce que l’on représente ».
(9) Marc Aurèle, Pensées, V, 1.
© Wudemen - 01/12/2016